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Comment instaurer l’indépendance du comptable public en EPLE ?

tribune libre

lundi 12 décembre 2011

Réflexion institutionnelle sur l’exercice de la fonction comptable dans les agences de grande taille (l’environnement, les tensions, les risques, les solutions). L’hypothèse qui sous-tend l’article : il est possible de fonctionner sans remise en cause de la séparation ordonnateur / comptable, mais à condition de clarifier le rôle de chacun.

Dans son rapport annuel public de 2008, la Cour des comptes avait pointé les défaillances et insuffisances dans la fonction comptable des EPLE. Ses préconisations pour y remédier consistaient notamment à séparer les fonctions de gestionnaire et de comptable et d’augmenter la taille des agences à 20 établissements.
Le Ministère de l’Education nationale n’a suivi qu’en partie les recommandations de la Cour : il s’est engagé dans un mouvement plus limité de concentration des agences (4 à 10 établissements, selon les académies), mais sans revenir sur l’exception au principe de séparation organique entre ordonnateur et comptable public (la fameuse "double casquette" du gestionnaire-comptable).

Nous pensons qu’une part du malaise actuel des comptables d’EPLE réside dans l’articulation de ces deux volets. On n’a pas voulu voir qu’à défaut de séparer organiquement ordonnateur et comptable, le processus de concentration ne pouvait faire l’économie d’une réaffirmation du rôle et de l’autorité de ce dernier. Une réflexion institutionnelle s’impose sur les conditions d’exercice du métier dans ce nouveau contexte.

L’environnement du comptable "puissance 6 ou 9" n’a pas évolué depuis la publication du rapport, ni au niveau local ni au niveau déconcentré. Cet état de fait est à l’origine de tensions auxquelles des solutions pourraient être apportées.

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Localement, les esprits n’ont pas évolué depuis la publication du rapport de la Cour. L’agent comptable est toujours majoritairement considéré par les chefs d’établissement comme un gestionnaire parmi d’autres, chargé de restaurer a posteriori un habillage règlementaire aux décisions ; et non comme un fonctionnaire à statut particulier, responsable sur ses biens propres et à ce titre indépendant. On attend de lui avant tout qu’il facilite la mise en œuvre de la politique d’établissement et "fluidifie" l’action administrative, en orientant vers ce but ses contrôles.
Les discours des ordonnateurs comme des gestionnaires témoignent de cet état d’esprit : des propos tels que "le pédagogique l’emporte sur la comptabilité" n’en finissent pas de perdurer. On note cet état d’esprit également dans la difficulté à faire accepter un rejet incontournable ou à normaliser la procédure de réquisition.
On le mesure enfin et surtout dans l’ambiguïté qui règne autour des conventions de regroupement comptable, catalogues de vœux pieux qui n’ont pas de véritable force juridique. Dans le pire des cas, elles ne sont pas signées par le chef d’établissement, quand ce n’est pas le conseil d’administration qui refuse d’en autoriser la signature. Dans le meilleur, elles sont signées sans être lues, appliquées selon l’humeur et rarement opposables en cas de non exécution par l’une des parties.

Cet écart de perception entre l’ancien et le neuf, entre le gestionnaire d’hier – collaborateur de l’ordonnateur et accessoirement comptable d’une agence mono-établissement – et la responsabilité actuelle des chefs de poste de 4 à 6 établissements par agence, ne favorise pas la professionnalisation recherchée par la Cour ni l’amélioration de la qualité comptable.

Au niveau déconcentré, les discours n’ont pas beaucoup changé non plus. Les arbitrages semblent identiques à ceux d’il y a 15 ans, dès que des tensions se font jour. L’asymétrie hiérarchique reste la même : les comptables demandent l’assistance de la division des personnels, tandis que les chefs d’établissement écrivent directement à M. le Recteur. En cas de conflit, il n’est plus question d’indépendance de la fonction comptable ; les galons parlent en lieu et place du droit. D’amicales pressions s’exercent alors sur le comptable pour "dialoguer", "ne pas faire preuve de rigidité" ; "privilégier la logique d’adhésion sur la logique d’autorité" ; "adapter ses contrôles aux circonstances locales" et trouver un arrangement. Si le conflit perdure, il arrive que le déplacement du comptable soit envisagé.

Les médiations menées ne s’appuient pas sur un référentiel ni sur des principes ; elles privilégient la dimension personnelle du conflit. Dimension dans laquelle chacun se doit de faire un pas – et la longueur du pas ne sera jamais la même entre un personnel de direction et un personnel administratif ! Même si cela remet en cause toute une organisation, pourtant bâtie sur des moyens contraints.

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Cette situation est ancienne et bien connue dans la profession mais elle est source de tensions, dans le contexte de la refonte des cartes comptables.

En premier lieu, le risque de mise en cause par débet augmente, avec l’accroissement du nombre d’établissements et le volume des opérations. La juridiction financière, qui "juge les comptes et non les comptables", évacue d’emblée de ses qualifications toute considération de contexte. Le gestionnaire-comptable mesure alors le grand écart entre ses deux fonctions. Le juge a l’habitude d’avoir en face de lui des comptables publics du Trésor, indépendants et garants de la seule régularité des opérations, non de la continuité des services dépensiers. Il ne tient pas compte de notre situation sui generis de conseiller/contrôleur de l’ordonnateur.

En second lieu, l’individualisation des procédures, que nous pratiquions pour ne déplaire à personne, s’avère ingérable dans une grande structure. Traiter différemment la même opération dans six établissements rend le contrôle impossible. On oublie trop souvent qu’absorber des établissements supplémentaires à moyens constants ou décroissants nécessite de déléguer le contrôle à des collaborateurs de catégorie C. Pour les former et les stabiliser sur leurs nouvelles fonctions, il faut des procédures simples et claires, sans multiplier à l’infini les exceptions.

Enfin, cette situation est source de tensions parce que les postes comptables souffrent davantage que les autres de la diminution des dotations en personnel. D’une part, le barème d’allocation ne mesure pas les charges réelles d’une agence comptable. D’autre part, l’évolution de la carte comptable ne s’appuie pas sur une analyse des compétences des équipes en place. Elle n’est pas non plus assortie d’un plan de formation des personnels des agences comptables, laquelle repose quasi-exclusivement sur le comptable en place. Ici encore, le risque de voir partir la même année un collaborateur formé et/ou un gestionnaire aguerri pèse sur le comptable, et ce risque est aggravé à Créteil par le turn-over important des personnels.

Ces tensions risquent de déboucher sur deux situations de blocage. La première est constituée par les comptables devenus défaillants, faute d’avoir su dire "non" à temps. Les réactions en chaîne d’un compte financier non arrêté sont incalculables, pour les personnels comme pour l’institution ; quiconque a connu ou succédé à une telle situation peut en témoigner. Variante de la défaillance : la désertion d’autres parties du métier, comme la sécurité, la gestion matérielle ou l’encadrement des personnels ouvriers.

La seconde situation de blocage est constituée par les comptables qui ne se soumettront plus à l’accroissement des charges induites par les vagues nouvelles des modifications de la carte comptable ; par ceux qui préfèreront la mutation d’office plutôt que supporter des charges qu’ils ne pourront assumer, en signant une énième remise de service. Les témoignages que nous recueillons, au sein d’ESPAC’EPLE montrent que bon nombre de collègues puisent déjà sur leurs réserves.

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Des solutions existent pour desserrer la contrainte, à moyens constants. Elles sont d’abord institutionnelles et visent à restaurer l’autorité du comptable ainsi qu’une indépendance analogue à celle que confère la séparation organique. Ces solutions, selon nous, doivent être inscrites dès l’acte constitutif du regroupement, avant d’être mises en musique dans des conventions rénovées.

Sans attendre une réécriture de la circulaire de 1988, nous proposons d’inscrire ici et maintenant, dans l’arrêté rectoral de constitution de l’agence, l’existence d’un pouvoir d’organisation du service par le chef de poste comptable. Cette prérogative n’est pas à inventer, elle découle d’une jurisprudence classique du Conseil d’Etat en vertu de laquelle, même sans texte, il appartient à tout chef de service de "prendre les mesures nécessaires au bon fonctionnement de l’administration placée sous leur autorité" (CE "JAMART", 7 février 1936).

L’article 2 de l’arrêté constitutif type pourrait être rédigé ainsi : "le groupement de comptabilité fonctionne selon les modalités définies par la circulaire n°88-079 du 28 mars 1988 – titre II § 22. L’agent comptable dispose d’un pouvoir d’organisation de son service, portant notamment sur la fixation des calendriers et le rythme de passation des actes financiers ; la forme des pièces justificatives (...)".

L’objectif consiste à séparer d’une part ce qui relève de l’acte unilatéral sans nécessiter le consentement des membres du regroupement et d’autre part ce qui relève du compromis. Dans la première catégorie entre la "méthode" du comptable. Celle-ci n’est pas uniforme, elle varie d’un comptable à l’autre et d’une agence à l’autre. Tel comptable demandera des Ordres de recettes pour chaque mandat sur ressource affectée ; tel autre les demandera au semestre, avec une pièce justificative d’un autre type. Tel comptable organisera un calendrier séquentiel, en dissociant les opérations (mandats à payer, mandats pour ordre, droits constatés…) ; tel autre préfèrera un rendez-vous hebdomadaire sans ordre du jour précis.

En aval, la convention rappellerait dans un premier temps l’article de l’arrêté et déclinerait la méthode envisagée par le comptable pour le mettre en application. Dans un second temps, elle fixerait les dispositions véritablement contractuelles : la participation financière des membres, le nombre et la qualité des personnels mis à disposition.
Dans cette architecture, un contrepoids mériterait d’être institutionnalisé : le conseil de l’agence comptable, réunissant ordonnateurs, gestionnaires et comptables deux fois par an, accompagné d’un procès-verbal des décisions prises. Ce conseil permettrait à la convention d’évoluer en douceur : le comptable pourrait consulter les établissements sur les nouveaux outils qu’il envisage : formulaires de pièces justificatives communs à toute l’agence, harmonisation des pratiques budgétaires qui sécurisent les actes et facilitent les contrôles.

Il y a là matière à la fois à rénover la convention d’agence en lui donnant la force juridique qui lui manque, et à responsabiliser l’agent comptable en lui conférant la charge de proposer une organisation soutenable pour lui mais acceptable par tous.

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Les exigences de la Cour des comptes et la rationalisation de la carte comptable ont bousculé les équilibres antérieurs. L’excessive personnalisation des conflits entre ordonnateurs et comptables est le signe d’un besoin de régulation par le droit. Bâtir un tel cadre permettrait de restaurer l’indépendance de la fonction de comptable et d’aplanir les conflits, sans renoncer à la "double casquette" du gestionnaire-comptable qui constitue à la fois l’identité de notre métier et la spécificité de l’Education nationale.

Pierre de MAULMONT
Délégué académique de l’antenne Créteil de l’association ESPAC’EPLE.